Le temps de la concertation passé, et après avoir alerté le préfet sur la gestion de la délégation de service public par le Sipperec (le délégataire), puis avoir saisi de l’ARCEP, l’agglomération a décidé de porter plainte au pénal contre les opérateurs de téléphonie. Me Martin Tissier nous explique en quoi cette procédure inédite en France de la part d’une collectivité territoriale était devenue le dernier recours de la communauté d’agglomération (CA).
Avocat notamment spécialisé en droit public des affaires au cabinet parisien Bersay, Me Tissier accompagne la communauté d’agglomération de Paris-Saclay (anciennement CA du Plateau de Saclay, fusionnée ensuite avec la CA Europ’Essonne et deux communes de la CA des Hauts-de-Bièvre) depuis 2011. Devenu expert notamment des interventions des collectivités territoriales pour l’aménagement numérique, Martin Tissier a participé à la définition et au montage de près d’une trentaine de réseaux d’initiative publique.
La Semaine de l'Île-de-France : Vous êtes spécialisé dans le domaine des télécommunications. Quel est le contexte historique du déploiement du très haut débit (THD) ?
Effectivement, j’accompagne des collectivités, depuis près d’une vingtaine d’années, dans leurs projets dits d’aménagement numérique du territoire. Il faut rappeler qu’à la faveur de la libéralisation du secteur dans les années 2000, l'État s'est désengagé de cette dimension du service public. Aussi, les collectivités ont demandé à être dotées de cette compétence. Elles sont intervenues, en premier lieu, pour favoriser l'essor du dégroupage (boucle locale en cuivre), permettant le déploiement des réseaux haut débit ADSL avec box, que nous connaissons bien aujourd’hui.
A la fin de ces années 2000, nous avons compris que, dans tous les cas, le réseau téléphonique était voué à disparaître à plus ou moins brève échéance ; et qu’il devait donc être remplacé par une nouvelle boucle locale : la fibre optique, appelée FTTH.
Mais c’est au début des années 2010 que l'Etat a procédé à une forme de partage territorial, entre, d’une part, des zones laissées à l'initiative privée (zones dites “AMII“) et, d’autre part, des zones délaissées par elle (les fameux réseaux d’initiative publique), pour lesquelles il revenait aux collectivités d'organiser le déploiement de la fibre optique.
En ce qui concerne Paris-Saclay, à côté d’une zone déployée par l’initiative privée, notamment du côté de Massy, le territoire a été divisé en deux zones d’intervention publique. La première, qui faisait partie de l’ancienne communauté d’agglomération du Plateau de Saclay, a fait l’objet d’une délégation de service public (DSP) attribuée à Orange, en 2011. La deuxième, située sur le territoire de l’ancienne CA Europ’Essonne, a fait l’objet d’une DSP attribuée au Sipperec (une structure de coopération intercommunale compétente en matière d'énergie et de réseaux de communication). C’est sur cette dernière que la difficulté est centrée.
Quelle est la genèse de cette action ?
M.T. : Juridiquement parlant, la communauté d’agglomération n’a pas, en réalité, de compétence particulière. Parce qu’elle l'a abandonnée au Sipperec, sur le papier, elle n'a pas à intervenir. Mais elle a été sollicitée, parce que les maires de l'intercommunalité l’ont eux-mêmes été, par les administrés. Donc, quelque part, c'est à son corps défendant que la CA de Paris-Saclay a dû gérer les difficultés causées par les problématiques de raccordement au réseau sur ces 13 communes. Ces difficultés ont commencé vraiment à devenir problématiques dans le courant de l'année 2020, suite aux demandes massives de raccordement liées à la pénétration des réseaux de fibre optique (face notamment au besoin en télétravail, consécutif à la crise sanitaire).
A la fin de l'année 2020, la communauté d'agglomération a engagé une large concertation avec tous les acteurs considérés (les opérateurs et l'Arcep notamment), pour essayer de résoudre ces difficultés de manière pragmatique, en mettant tout le monde autour d'une table, de sorte que les difficultés soient identifiées, ainsi que leur cause et que, collectivement, une voie de sortie par le haut soit trouvée. Finalement, c'est parce que ces échanges n'ont rien donné que l’agglomération a décidé, à la fin du printemps, de taper du poing sur la table et d'utiliser les deux voies contentieuses qu'elle pouvait utiliser.
Quelles sont-elles concrètement ? Il s’agit d’une première ?
M.T. : Oui, il s’agit d’une première, pour les deux démarches que nous avons engagées. Nous avons d’abord saisi, fin mars, le régulateur, c’est-à-dire l'Arcep, avec une demande de sanction des opérateurs. Nous avons ensuite porté plainte contre X au pénal, le jeudi 19 mai, auprès du procureur d’Evry, en fondant notre action sur deux types d’infractions. La première, prévue à l'article L. 65 du Code des postes et communications électroniques, concerne la détérioration des réseaux. La seconde, prévue à l'article L. 66 du Code des postes et communications électroniques, vise la rupture volontaire des lignes de communication électroniques.
S’agissant la première infraction, la détérioration se prouve par l'état des armoires de rue du réseau de fibre optique et par celui des boîtiers (installés dans le sous-sol ou bien sur des poteaux à proximité des habitations). Ces installations sont généralement ouvertes et l’on peut voir les câbles de fibre en sortir. Cela pose un vrai sujet de maintenance. Parce que l'on imagine bien qu’un réseau neuf déjà détérioré à ce point posera, si ce n'est pas déjà le cas aujourd'hui, des problèmes de maintenance et de fluidité, et donc, globalement, de résilience du réseau.
Concernant la rupture volontaire, elle se matérialise, en l’espèce, par des déconnexions des abonnés existants lors des opérations de raccordement. Or, celui qui procède à la déconnexion des abonnés déjà raccordés sait très bien ce qu'il fait. Il y a notamment un processus de brassage au point de et donc nous estimons avoir des preuves de la commission ce délit de rupture des lignes. Il n’y a quasiment que des professionnels qui interviennent sur ce raccordement.
Pourquoi avoir porté plainte contre X ?
M.T. : effectivement, la plainte a été déposée contre une personne non dénommée, parce que nous ne savons pas qui sont les auteurs de ces infractions, à la fois, de détérioration, et de rupture des lignes.
Le sujet, c’est la sous-traitance ?
M.T. : Oui, il y a probablement un manque de contrôle de la chaîne de sous-traitance et de qualification des personnes qui interviennent. C'est, quelque part, la rançon du succès de la fibre optique. Ce déploiement est un succès industriel national, inédit en Europe, on ne va pas se le cacher ici, permis par des efforts conjoints de l’Etat, du régulateur, des collectivités, des opérateurs et des intégrateurs, qui ont beaucoup investi.
Par contre, ce succès souligne aussi une fragilité au stade du raccordement. Sans doute qu'il convient d'ajuster et d'améliorer le dispositif de déploiement de la fibre, parce qu'il y a une forme d'angle mort, de dilution des responsabilités entre l'opérateur qui déploie le réseau et ceux qui l'utilisent. Finalement, face à une main d'œuvre sous tension et insuffisamment formée, les raccordements sont mal faits et il est difficile de savoir qui est responsable. Il y a probablement une zone blanche réglementaire à couvrir. Cette tâche devrait logiquement incomber au régulateur.
Qu’espérez-vous de la plainte ?
M.T. : nous espérons que les auteurs seront identifiés. La tâche peut paraître ambitieuse, mais, en soi, elle loin d'être insurmontable, parce que nous avons documenté de manière précise un grand nombre de détériorations et de ruptures des réseaux.
Ensuite, cette action a aussi une dimension préventive, parce qu’il s’agit, quelque part, du dernier recours auquel a été contraint la communauté d'agglomération pour faire en sorte que les choses changent. L'ensemble des acteurs de ce dossier, y compris les raccordeurs, doivent être sensibilisés au fait que s’ils agissent de cette manière, ils s’exposent à une sanction pénale. Il est aberrant qu’un réseau aussi récent soit dans un état déplorable, et que, lors des opérations de raccordement d’un nouvel abonné, les abonnés existants risquent d’être déconnectés une fois sur deux. Nous souhaitons qu’il y ait une responsabilisation de l’ensemble des acteurs de la filière, y compris les intégrateurs qui réalisent les raccordements.
Cela doit aussi amener, probablement, à l’édiction de règles d'intervention plus strictes sur l'ensemble de ce réseau, à l'avenir. Je pense qu'il y a un vrai sujet propre au caractère mutualisé du réseau de fibre optique, qui est utilisé par tous les opérateurs. Beaucoup d'intervenants sont susceptibles d'ouvrir les armoires et les boîtiers, comme je l’évoquais plus tôt. C'est une source de fragilité. Et là il y a sans doute un manque, quelque part, de contrôle. Si, dans certains cas, les choses fonctionnent très bien sans ajouter un surplus de règles, d’autres nécessitent, au contraire, davantage d’encadrement.
Ces actions pourraient faire école ?
M.T. : il n’est pas impossible, en effet, que d’autres collectivités suivent.