Votre mandat de bâtonnier vient de débuter. Pourquoi ce choix ? Quels sont vos axes de travail ?
Laurent Caruso : Je me suis présenté, assez logiquement, à la suite d'un parcours à la fois militant et ordinal, pour poursuivre mon investissement auprès du barreau. Concernant mes priorités, j'envisage, premièrement, de recréer du lien. Nous avons vécu une année 2020 particulièrement éprouvante. Sylvie Franck a très bien géré cette crise sanitaire, entre autres dossiers chauds. J'espère pouvoir maintenir la cohésion au sein du barreau, ce qui passera notamment par le soutien des confrères en difficultés, sur le plan économique.
Ensuite, j'ai d'autres objectifs dont celui d'être présent auprès de nos interlocuteurs et de nos partenaires. Je souhaite continuer à collaborer en bonne intelligence avec la juridiction, avec qui nous avons de très bons rapports.
Quel est l'état d'esprit des avocats, après cette année 2020 mouvementée ?
L. C. : Cet état d'esprit découle de leur principale inquiétude, c'est-à-dire le maintien de leur activité dans des conditions satisfaisantes. La préoccupation principale des confrères, c'est d'arriver à s'en sortir, de pouvoir travailler et exercer leurs missions. Nous faisons partie de la société, ce qui nous impacte aussi.
Justement, comment se portent les cabinets ?
L. C. : La santé des cabinets est encore incertaine. Elle a été fragilisée, parce que l'année 2020 a été une période d'amortissement des conséquences économiques de la crise. Il y a eu les PGE, les suspensions de cotisations... Mais nous allons devoir payer la facture un jour ou l'autre. Nous ne savons pas quel sera alors l'impact réel sur les cabinets et plus généralement sur tous les acteurs économiques.
La réforme des tribunaux judicaires a-t-elle eu un impact à Evry ?
L. C. : Pour un département comme le nôtre, la réforme n'a pas modifié en profondeur la structure du tribunal. Ce sont surtout les noms qui ont changé. Mais qu'il s'agisse des temps passés ou présents, il est bien évident que les moyens de la justice sont dérisoires, en termes humains et économiques. L'écart ne se fait pas en termes de proximité, mais en termes de service rendu au justiciable. Les délais d'audiencement explosent, les saisines des tribunaux se complexifient.
De mon point de vue, la réforme de la justice, que nous avons combattue, n'est pas une bonne réforme. Dans certaines procédures, elle n'a pas permis d'arranger les choses. Le problème est donc davantage celui des moyens alloués à la justice, que celui de l'éloignement du justiciable.
Cela rejoint la question de l'aide juridictionnelle...
L. C. : Nous avons environ 20 ans de retard sur l'indexation de l'indemnisation, qui reste dérisoire. C'est très problématique, la situation devient intenable. Tous les gouvernements sont très loin du compte. Aujourd'hui, l'urgence est d'allouer des moyens corrects à la justice, quels que soient les sujets. La justice est l'un des piliers de la démocratie. Lorsque l'on maltraite un pilier, il existe un risque qu'il s'effondre. Et nous n'en sommes pas très loin.
Donc, la réforme de l'AJ est clairement très insuffisante et toutes les discussions que l'on peut entendre sur le sujet le sont également. C'est du bricolage, du saupoudrage. Cela ne tient pas longtemps.
Une partie plus importante du budget semble être allouée à l'administration pénitentiaire...
L. C. : Oui, c'est l'hypocrisie récurrente de tous les ministres de la Justice qui se succèdent. Il y a une très grande partie du budget que l'on présente comme en augmentation, pour la pénitentiaire, alors que le judiciaire récolte quelques miettes. Puis on vient nous dire que le budget a augmenté. Mais la partie judiciaire augmente bien trop peu. Si la population voyait les conditions dans lesquelles les magistrats, les greffiers et plus largement tous les fonctionnaires des tribunaux travaillent, pour eux, pour la justice... C'est une honte. Quand on en vient à compter les stylos et les feuilles, c'est qu'il y a un problème.
Le rapprochement opéré dans les écoles de formation des deux professions vous semble être une bonne idée ?
L. C. : Je pense que c'est une bonne chose. Nous sommes issus des mêmes facultés, même si nos missions diffèrent ensuite. Le but n'est pas de faire du copinage. Mieux se connaître les uns les autres peut permettre de favoriser le dialogue, la compréhension mutuelle, et d'éviter certains conflits stériles. Cela ne peut être que positif.
La profession souhaite également “reprendre le contrôle” des écoles, pour mettre l'accent sur l'apprentissage des fondamentaux. Qu'en pensez-vous ?
L. C. : Pour moi, la formation doit être pratique. Elle doit permettre à l'élève-avocat qui vient d'être reçu à l'école d'apprendre la profession sous ses différentes formes (procédure judiciaire, conseil, déontologie, etc.). Tout cela doit se faire de manière très pratique. C'est d'ailleurs pour cela que les stages se sont généralisés. La formation doit être basée sur l'aspect pratique, professionnel, pour permettre aux élèves de mieux comprendre la profession qu'ils vont embrasser.
Que pensez-vous de l'avocat en entreprise ?
L. C. : Il faudrait plutôt parler de l'avocat salarié en entreprise. Aujourd'hui, l'avocat est un libéral. On peut être salarié d'un cabinet d'avocats, mais on exerce alors dans un cadre libéral, avec des confrères qui respectent la même déontologie. On veut essayer de nous faire croire qu'exercer en tant qu'avocat libéral, c'est-à-dire un professionnel soumis à la déontologie, garantie par le bâtonnier de chaque ordre, sera possible avec un lien de subordination. Or, ce lien est inhérent au contrat de travail. On va donc créer un sous-avocat, un avocat qui n'aura pas le droit de plaider, un avocat avec une déontologie dégradée et une autorité du bâtonnier qui ne sera pas garantie.
Je veux bien que l'on déshabille l'avocat. Ce qui se passe, en réalité, c'est que l'on veut confier le secret professionnel à un juriste. C'est le seul objectif de la réforme. J'ai envie de dire à ces personnes “laissez la profession tranquille”. Dans sa grande majorité, la profession ne veut pas d'un
ersatz d'avocat. Les barreaux de province et les barreaux périphériques n'en veulent pas. C'est une réforme qui n'est adressée qu'aux milieux d'affaires.
Malgré tout, je peux comprendre leurs besoins, je ne conteste pas leurs revendications.
C'est la question du legal privilege...
L. C. : Le legal privilege n'est pas réellement applicable. Il est question d'appliquer des concepts de droit anglo-saxons qui sont aux antipodes de notre système juridique. D'où la nécessité, pour les défenseurs du legal privilege, de toucher au secret professionnel. Et ce, par différents moyens. Mais le seul à en disposer, c'est l'avocat.
S'il l'on veut défendre ce projet, dans ce cas, il faut tout détruire et s'aligner en totalité sur le modèle anglo-saxon. Certes, notre système est une exception au niveau européen, mais c'est le système français. Dans notre pays, l'avocat est une profession particulière, réglementée. Elle est dotée d'un secret professionnel préservé et garanti par le bâtonnier. Ce n'est pas un employeur qui va salarier un avocat.
Concernant le sujet de l'indépendance, certains vous répondront que des cabinets dépendent de gros clients...
L. C. : Oui, mais il s'agit d'un lien de dépendance économique. Notre indépendance, nous pouvons la faire valoir quand nous le souhaitons, même dans ce cas précis de dépendance économique.
Mais lorsque l'on dépend d'un patron, on ne peut pas lui dire non, sinon il faut s'en aller. Donc, il n'y a aucune indépendance. D'autant que le secret professionnel est garanti par le bâtonnier, pas par l'employeur. Le lien hiérarchique est totalement antinomique avec l'indépendance.
Il faut arrêter, sur le sujet, de faire de la propagande. Nous en avons assez. Depuis que j'ai prêté serment, la question de l'avocat salarié en entreprise revient régulièrement sur le tapis. Nous n'en voulons pas. Nous sommes, au-delà des aspects économiques, des juristes de formation. “Nous”, nous portons la robe. Je continuerai, tant que je serai présent ici, à défendre l'avocat, avec sa robe et sa déontologie.
Le député Raphaël Gauvain auteur du rapport « Rétablir la souveraineté de la France et de l'Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale » s'est exclamé récemment dans une interview aux Affiches Parisiennes : “qui peut être contre le fait d'essayer ?”, concernant la possibilité d'expérimentation au sein des barreaux. Qu'en pensez-vous ?
L. C. : Monsieur Gauvain utilise une formule pleine de démagogie pour essayer de justifier le texte, c'est assez médiocre comme argumentation. Les avocats peuvent être pour une expérimentation, mais à la condition que cet essai ne détruise pas leur déontologie et leurs principes fondamentaux. Or, ce texte crée un monstre hybride qui ressemble à tout sauf un avocat digne de ce nom, il ne faut dès lors pas s'étonner du rejet annoncé par la profession dans son ensemble. D'ailleurs, je remarque que ce texte n'a pas été élaboré avec la profession, ou peut-être avec la petite partie favorable à l'avocat salarié en entreprise. Dans ces conditions, il ne peut y avoir d'adhésion.
Maintenant, si un texte vient à résoudre l'équation de la compatibilité entre l'indépendance de l'avocat et l'absence d'indépendance du fait du contrat salarié, de la compatibilité entre la déontologie d'une profession réglementée et protégée par son bâtonnier avec la logique économique de l'entreprise, pourquoi pas. Mais soyons honnête, il s'agit en réalité de réunir l'eau et l'huile dans le même corps, alors bon courage…
Avez-vous un message à faire passer aux justiciables, à vos confrères ?
L. C. : Je dirai aux confrères de ne pas oublier que ce qui nous protège, contre ceux qui voudraient s'immiscer dans notre domaine d'intervention, c'est notre déontologie.
Quant aux justiciables, je leur dirais de faire attention à ne pas tout confondre. Le problème de la profession, c'est que nous sommes écrasés par les charges. Un avocat, qui paye entre 60 et 70 % de charges, ne peut pas faire d'honoraires à bas coût, ce n'est pas possible. Et ce, sans oublier la TVA. Oui, l'avocat est cher, mais il faut que les justiciables se posent les bonnes questions. Est-il acceptable que l'accès à la justice, dans un état de droit, soit aussi compliqué ? Les juridictions sont asphyxiées. Il faut attendre des mois pour avoir une réponse en matière familiale, salariale, commerciale... J'invite les justiciables à en apprendre plus sur la justice, sur la façon dont elle fonctionne au quotidien, et à la défendre. n