« Trop longtemps, nous l'avons constaté, l'omerta a été de mise sur ce sujet, un drame silencieux avait lieu dans nos campagnes, au vu et au su de tout le monde, sans réelle prise de conscience du problème », a souhaité rappeler d'emblée Françoise Férat, rapporteure du travail sénatorial. « La surmortalité par suicide dans le monde agricole est un fait constaté depuis plus d'un demi-siècle, un phénomène international et les données récentes confirment qu'il très présent de nos jours ».
Deux enquêtes récentes l'ont montré, il y aurait deux suicides d'agriculteurs chaque jour en France. Mais ce problème « ancien et connu » n'a jusqu'alors pas été suivi statistiquement, les dernières données datant de 2015, notamment en raison de la lenteur et de la complexité du circuit administratif de transmission des certificats de suicides. Si la société civile et les professionnels se sont mobilisés, l'écho n'a pas dépassé la sphère locale. « Il a fallu, ces derniers mois, une mobilisation artistique et médiatique pour alerter le grand public sur un phénomène qui existait depuis trop longtemps et faisait l'objet d'une omerta dans les campagnes », a indiqué Françoise Férat, faisant référence au film Au nom de la Terre, sorti en 2019.
Les témoignages, notamment des proches, se faisant rares, les sénateurs sont allés directement sur le terrain pour enquêter. Une consultation anonyme a aussi été lancée. Quelque 150 personnes y ont répondu de façon anonyme, preuve s'il fallait que le sujet est prégnant aujourd'hui. « Le tabou sur le sujet du suicide en train de se briser. A plusieurs reprises avons entendu même expression “le monde agricole est un monde de taiseux“. Notre travail a été perçu comme une reconnaissance de leurs difficultés. Ne pensions pas recevoir accueil aussi ouvert ni autant de témoignages de tous ordres », a confié la sénatrice de la Marne. Tous les témoignages font état de grandes difficultés quant aux revenus (le socle de la valeur travail) et à l'agribashing (les agriculteurs étant traités de pollueurs, de maltraiteurs d'animaux, de déformeurs du paysages…). « Il n'y a pas de schéma mécanique toutefois. C'est un assemblage, souvent unique de facteurs collectifs et individuels, auquel s'ajoute un élément perturbateur », a-t-elle précisé.
Sentiment de dénigrement et d'isolement, poids de la transmission, course à l'agrandissement, sentiment de perte de la liberté d'exploiter, manque de reconnaissance face à la surcharge de travail, augmentation de l'endettement mais pas des revenus… Les difficultés des exploitants agricoles sont nombreuses. « Tout se passe comme si le lien entre la société et l'agriculture avait été rompu. Il faut le recréer en communiquant sur l'agriculture. Il faut en faire une grande cause nationale », a assuré Françoise Férat, expliquant que les défis étaient importants. En effet, 55 % des exploitants vont partir à la retraite sous 15 ans et un tel sentiment de dénigrement risque de bloquer le renouvellement des générations.
Afin de mieux connaître et reconnaître le phénomène de détresse en agriculture, de renforcer l'identification, la prévention et l'accompagnement des agriculteurs en difficultés, et de proposer un soutien utile aux familles endeuillées. Les rapporteurs se sont par ailleurs attachés à élaborer des pistes « pragmatiques et opérationnelles », qui pourront être mises en œuvre rapidement par le Gouvernement dans un plan d'action très attendu par les campagnes.
Pour Henri Cabanel, rapporteur, « il existe une forme de paradoxe en matière de soutien aux agriculteurs : il existe de nombreuses aides, souvent peu connues. Et celles qui bénéficient d'une certaine notoriété présentent d'importants manques, que nous proposons de combler. Il y a en outre un réel travail de coordination des dispositifs et des acteurs à mener, qu'il s'agisse de la Mutuelle sociale agricole, des préfectures, des chambres d'agriculture ou des autres parties prenantes comme les banques ou les coopératives : face à la détresse, personne n'est en mesure de s'y retrouver dans ce nœud inextricable d'outils et d'interlocuteurs ».
Focus sur le revenu agricole
Pour les rapporteurs, « il est proprement scandaleux et révoltant que des agriculteurs, au terme d'une journée de travail, soient plus démunis qu'au réveil. Tant que ce dysfonctionnement majeur ne sera pas résolu, le mal-être d'une partie du monde agricole perdurera. »
Au-delà des contraintes, les instruments actuels ont fait preuves de limites et certains n'ont pas fonctionné, estiment les sénateurs. Pour les rapporteurs, « il faut une véritable ambition pour le revenu agricole ; sa survie est en jeu ». Si l'article 39 du traité de Rome, devenu depuis l'article 39 du traité de fonctionnement de l'Union européenne, mentionne parmi les objectifs de la politique agricole commune celui « d'assurer un niveau de vie équitable à la population agricole, notamment par le relèvement du revenu individuel de ceux qui travaillent dans l'agriculture », cet objectif semble s'être perdu en route. « Il est regrettable que la réforme de la prochaine politique agricole commune semble totalement l'oublier et le mettre de côté, alors même qu'il s'agit de l'avenir de l'agriculture en France, mais aussi dans d'autres pays européens », écrivent les sénateurs.
Aussi, selon eux, tous les outils doivent être mobilisés à cette fin dans le cadre des négociations européennes comme de la politique nationale. Les rapporteurs insistent également sur un préalable important : il faut remettre la question du revenu des agriculteurs et du partage de la valeur au cœur des débats sur la politique agricole.
Cela devrait passer par « une ambitieuse baisse de ces charges absurdes qui amputent la compétitivité de nos exploitations » ; « une réflexion prospective sur les contraintes imposées aux agriculteurs français qui les pénalisent face à leurs concurrents qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes mais bénéficient de la libre circulation des marchandises » ; ou encore un « travail sur l'élaboration de prix rémunérateurs par les acheteurs, au moyen, le cas échéant, de prix planchers couvrant au moins l'essentiel du coût de revient ».